Valence, le 4 mars 1999
Lettre ouverte
à M. le Président de la République
et à M. le Premier ministre
De 1966 à 1996, la France a effectué, sur les atolls de Moruroa et Fangataufa, dans l’archipel polynésien des Tuamotu, 41 essais nucléaires atmosphériques, 137 essais souterrains et 15 tirs de sécurité.
Au terme de trente années d’expérimentations, le gouvernement français a demandé à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) de réaliser une expertise de la situation radiologique des deux atolls, de déterminer s’il existe des risques pour la population et de faire des recommandations sur la nature, l’ampleur et la durée des activités de surveillance, des mesures correctives ou d’autres mesures qui pourraient être nécessaires. (1)
L’AIEA a rendu publics, en juin 1998, les rapports d’étude ainsi que les conclusions et recommandations qui en ont été tirées. Le bilan est catégorique (2) :
– “Il n’est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l’environnement de Mururoa et de Fangataufa à des fins de protection radiologique.”
– “aucune mesure corrective n’est nécessaire à Mururoa et à Fangataufa pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l’avenir.”
La CRII-RAD a procédé à l’examen critique des documents édités par l’AIEA (rapport principal, rapport technique en 6 volumes et documents de synthèse). Le résultat de cette analyse sera publié prochainement (3) mais nous sollicitons d’ores-et-déjà votre intervention pour que soit officiellement reconnu :
· que les deux atolls constituent, du fait de la radioactivité accumulée dans leur sous-sol, des sites de stockage de déchets radioactifs de catégorie INB ;
· que les deux atolls ne peuvent être banalisés étant donné les niveaux de contamination de la biosphère, en particulier les niveaux de contamination en plutonium de certains motu de Moruroa.
1. Classement des atolls comme sites de stockage de déchets radioactifs (4).
Sur la base du terme source tel que l’a évalué l’expertise AIEA, l’activité totale des déchets accumulés dans les sous-sols des atolls atteind 13 729 TBq à Moruroa et 3 482 TBq à Fangataufa (5). Ces valeurs sont respectivement 371 fois et 94 fois supérieures au seuil de classement comme installations nucléaires de base (INB), catégorie qui regroupe les installations les plus importantes : centrales nucléaires, usines de retraitement et principaux centres de stockage de substances radioactives.
2. Inscription à l’inventaire des sites contaminés (4) .
Les analyses publiées par l’AIEA révèlent une contamination étendue, mais très variable, de l’environnement accessible des atolls. Dans le secteur nord de Moruroa, les niveaux de plutonium 239 et d’américium 241, la répartition très superficielle des polluants et la présence de particules chaudes, imposent, au minimum, et à défaut d’une décontamination rigoureuse, la mise en oeuvre de contre-mesures garantissant la signalisation des risques et le contrôle des accès.
Les conclusions publiées par l’AIEA – ni surveillance, ni contre-mesure – ne sont conformes ni au droit français, ni aux principes fondamentaux de radioprotection. Nous demandons, en conséquence, une régularisation de la situation des atolls. Au delà de ce nécessaire alignement sur les normes en vigueur en métropole, nous souhaiterions attirer votre attention sur la dimension symbolique de cette reconnaissance juridique.
En 1956, de Gaulle prédisait aux Polynésiens que leur territoire pourrait devenir”un refuge et un centre d’action pour la civilisation toute entière” face “aux périls que la menace atomique fait peser sur la terre”. Huit ans plus tard, les atolls de Moruroa et Fangataufa étaient cédés à l’État français dans des conditions qui ne lui font pas honneur : cession gratuite, sans vote de l’Assemblée territoriale, assortie d’une clause stipulant qu’en cas d’arrêt des essais nucléaires, les atolls seraient restitués “dans l’état où ils se trouveront à cette époque, sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’État”.
On ne réécrit pas le passé, mais il nous appartient, aujourd’hui, de clôturer dignement ces trente années d’expérimentations. La France peut choisir d’avaliser les conclusions de l’expertise internationale et interrompre toute surveillance. Cette décision résonnerait comme un ultime déni de justice. Notre pays pourrait, au contraire, décider de reconnaître la réalité de l’héritage radioactif qu’il laisse, et pour le très long terme, à la Polynésie : 149 dépôts de déchets radioactifs dans des sous-sols saturés d’eau, des rejets radioactifs dans les lagons et l’océan, un environnement contaminé, des secteurs à risque. Il ne s’agit pas d’alarmer les habitants de l’archipel des Tuamotu, et moins encore ceux du Pacifique sud. Les capacités de dilution de l’océan sont considérables : au delà des deux atolls, les risques resteront certainement négligeables, même pour les îles les plus proches.
Entre alarmisme et négation des réalités, il doit y avoir place pour répondre à l’exigence de vérité des Polynésiens. Il est de la responsabilité de l’État français d’assurer la surveillance des sites, de suivre l’évolution des rejets et d’engager une réflexion sur la façon de conserver, sur le très long terme, la mémoire du contenu radioactif des atolls.
Restant dans l’attente de votre décision et à l’entière disposition de vos services pour tout complément d’information, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier ministre, l’expression de notre très haute considération.
Pour la CRII-RAD
La directrice
Corinne Castanier.
(1) Le mandat de l’étude incluait une évaluation prospective à long terme, mais excluait l’évaluation rétrospective des doses reçues dans le passé, notamment lors des essais atmosphériques.
(2) Les auteurs précisent que même “des erreurs importantes n’influeraient pas sur les conclusions”. Le texte intégral est présenté en annexe 1.
(3) Dans le cadre des actes du colloque “Essais nucléaires français en Polynésie : exigence de vérité et propositions pour l’avenir” qui s’est tenu le 20 février 1999 à l’Assemblée nationale.
(4) Les principaux éléments de notre argumentation sont développés dans les pages ci-après.
(5) Ces valeurs sont exprimées en équivalent du groupe 1.
1 TBq (térabecquerels) = 1 000 milliards de becquerels (1012 Bq). Le becquerel est l’unité légale de mesure
de la radioactivité.
Publication disponible : Essais nucléaires français en Polynésie (Actes du colloque du 20/02/99).