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22/02/2024 – Guerre en Ukraine et installations nucléaires : retour sur l’année 2023

Le service balises de la CRIIRAD a reconduit en 2023 sa veille journalière relative à la situation des installations nucléaires ukrainiennes confrontées à la guerre. Les risques d’accident grave ont été, pour plusieurs sites, bien réels tout au long de l’année. Voici un retour sur les événements principaux de 2023.

Maintien de la vigilance du service balises de la CRIIRAD

Depuis le 24 février 2022, date de début de la guerre en Ukraine, la CRIIRAD s’est mobilisée pour mettre en place une veille sur la situation radiologique de la zone de Tchernobyl, puis sur les risques relatifs aux autres installations nucléaires en Ukraine. En 2022, la CRIIRAD a publié une vingtaine de notes d’information et donné une centaine d’interviews1. En 2023, il a été décidé de limiter les communications. En revanche, le service balises a poursuivi tout au long de l’année son travail de vigilance par une vérification quotidienne et systématique des informations émanant des exploitants des installations concernées (notamment Energoatom), des autorités ukrainiennes de sûreté nucléaire (SNRIU) et de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA). Des vérifications complémentaires ont été menées lorsque cela s’avérait nécessaire : consultation des données de surveillance de la radioactivité ambiante en Ukraine et dans les territoires limitrophes.

Des bombardements à proximité des installations

Plusieurs centrales nucléaires ont été menacées par des bombardements proches. Les craintes ont été les plus grandes pour l’installation la plus proche de la ligne de front, la centrale de Zaporijjia, occupée par les forces russes depuis le 4 mars 2022. Les équipes d’observateurs de l’AIEA sont présentes en Ukraine sur les différentes centrales nucléaires (depuis septembre 2022 à Zaporijjia et début 2023 pour les autres) et relatent plusieurs de ces bombardements en 2023 :

À la centrale de Zaporijjia

Les observateurs de l’AIEA ont signalé par exemple le 26 janvier “huit fortes détonations vers 10 heures du matin, heure locale, faisant vibrer les fenêtres des bureaux de la centrale”, le 8 avril : “deux explosions de mines terrestres à l’extérieur de la clôture périphérique” ou encore le 7 décembre : “des explosions au loin, probablement provenant d’artillerie lourde et de roquettes, et neuf explosions plus près du site au cours de la journée”.

À la centrale de Khmelnitskyi

les observateurs de l’AIEA ont signalé avoir entendu le 25 octobre “de puissantes explosions qui ont secoué une zone proche de la centrale nucléaire à 1h26, heure locale, brisant les fenêtres du site et coupant temporairement l’alimentation électrique de certaines stations de surveillance des radiations hors site. Les explosions n’ont pas affecté le fonctionnement de la centrale nucléaire ni son raccordement au réseau électrique national mais les fenêtres de plusieurs bâtiments du site, dont le passage vers les bâtiments du réacteur, un bâtiment auxiliaire intégré, un bâtiment d’équipements spéciaux, le centre de formation, ainsi que d’autres installations, ont toutes été endommagées.” Autre exemple : “plusieurs explosions à proximité immédiate du site, sur une période de 20 minutes” se sont fait entendre dans la nuit du 28 au 29  novembre.

À la centrale Sud Ukraine

L’exploitant Energoatom a indiqué le 18 février que 2 missiles de croisière avaient volé dangereusement près de l’installation.

Des pertes d’alimentation électrique partielle ou totale sur les installations

Les bombardements touchant les infrastructures du réseau électrique peuvent occasionner des interruptions de l’alimentation électrique et affecter la sécurité et la sûreté des centrales nucléaires. Les réacteurs, par exemple, même s’ils sont arrêtés (c’est le cas à Zaporijjia), nécessitent en permanence une alimentation électrique pour assurer le refroidissement des combustibles irradiés, hautement radioactifs, toujours présents dans le cœur et les piscines de désactivation. De nombreuses perturbations du réseau électrique ont affecté en 2023 le fonctionnement normal des centrales, notamment de celle de Zaporijjia.Avant le début de la guerre en février 2022, la centrale disposait de quatre lignes électriques externes principales à 750 kilovolts (kV) et de plusieurs lignes de secours (à 330 kV notamment). Début 2023, après environ une année de conflit, la centrale ne disposait plus que d’une seule ligne électrique externe principale de 750 kV, la seule ligne de secours de 330 kV restée opérationnelle durant le dernier trimestre 2022 ayant été déconnectée entre le 29 décembre 2022 et le 7 janvier 2023 suite à des bombardements. En 2023, l’installation a connu 3 pertes totales d’alimentation électrique externe2 (pertes de la ligne principale à 750 kV et de celle de secours à 330 kV), survenues le 9 mars entre 5h et 16h, le 22 mai pendant 5 heures et dans la nuit du 1er au 2 décembre pendant quelques heures également. Les générateurs diesel de secours ont démarré lors de ces périodes critiques, avant reconnexion des lignes au réseau, pour fournir l’électricité nécessaire aux fonctions de sûreté et de sécurité de l’installation.Il faut signaler également :

  • des déconnexions de la ligne électrique principale de 750 kV le 4 juillet, le 11 août à 2 reprises et le 26 novembre suite à un court-circuit à environ 100 kilomètres au nord de la centrale avant rétablissement plusieurs heures plus tard pour ces différents épisodes. La ligne de secours à 330 kV restée opérationnelle a toutefois permis d’éviter une perte totale d’alimentation externe.
  • une indisponibilité de la ligne de secours de 330 kV entre le 9 mars et le 1er juillet et entre le 2 et le 15 décembre. La ligne électrique principale à 750 kV a permis d’éviter la perte totale d’alimentation externe.
  • le 14 novembre une panne de courant de 90 minutes de l’unité 6 qui a nécessité l’utilisation d’un générateur diesel de secours.
  • le 26 novembre, pendant que la centrale continuait à recevoir une alimentation externe de sa seule ligne électrique de secours de 330 kV, un générateur diesel de secours a également commencé à fonctionner pour fournir au réacteur 4 l’électricité nécessaire à son refroidissement. Le personnel de la centrale a d’ailleurs évoqué un problème possible de configuration électrique nécessitant le lancement d’une enquête interne.

Il faut signaler également à la centrale Sud Ukraine que, suite à une perturbation du réseau électrique, un réacteur (sur les 3) a été arrêté en urgence le 22 mai. La centrale a continué à recevoir de l’électricité hors site et, le 2 juin, elle était revenue à sa pleine puissance.

Zoom sur le fonctionnement particulier de la centrale de Zaporijjia en 2023

La centrale de Zaporijjia, plus grande centrale d’Europe, comporte 6 réacteurs de 1000 MWe. Suite à la perte régulière des alimentations électriques depuis le début du conflit, l’exploitant a procédé à l’arrêt (à froid ou parfois à chaud) des 6 réacteurs en septembre 20223. En 2023 les réacteurs ont été maintenus en arrêt à froid (5 lors de la saison estivale et 4 lors de la saison hivernale) ou en arrêt à chaud (1 lors de la saison estivale et 2 lors de la saison hivernale en raison des besoins supplémentaires en chauffage). Il s’agit de produire de la vapeur pour les besoins du site (traitement des déchets radioactifs liquides collectés dans les cuves de stockage de tous les réacteurs, même ceux en arrêt à froid) et de la chaleur pour la ville voisine d’Enerhodar, où vit principalement le personnel de la centrale.

Retour sur le fonctionnement des réacteurs de la centrale en 2023

Le 8 juin : suite à la rupture du barrage de Kakhovka (voir point spécifique ci-après), un arrêté est rédigé par le SNRIU, l’organisme d’inspection de la sûreté nucléaire ukrainienne pour imposer la mise en arrêt à froid du réacteur 5 (fragilité sur la ressource eau pour le refroidissement). L’administration russe de la centrale le laisse malgré tout en arrêt à chaud.
Le 11 août, le réacteur 4, passé en arrêt à chaud quelques jours auparavant pour compenser l’arrêt à froid du réacteur 5 pour maintenance, est de nouveau mis en arrêt à froid suite à la détection d’une fuite d’eau sur l’un de ses quatre générateurs de vapeur (au niveau d’une soudure de canalisation). Afin de poursuivre la production de vapeur sur le site, l’unité 6 passe en arrêt à chaud le 13 août. Suite à des réparations, l’unité 4 repasse en arrêt à chaud et l’unité 6 en arrêt à froid.
Le 11 octobre, l’unité 5 repasse en arrêt à chaud en prévision de la saison hivernale.
Le 13 octobre, des activités de maintenance sont menées sur le réacteur 6 après sa transition vers l’arrêt à froid : du bore4 est détecté dans le circuit secondaire au niveau de deux générateurs de vapeur. De petites fuites d’eau dans un tube de chaque générateur de vapeur ont été réparées.
Le 17 novembre, du bore est de nouveau détecté dans le circuit de refroidissement secondaire d’un des générateurs de vapeur du réacteur 5, en arrêt à chaud. Le réacteur a été placé par précaution en arrêt à froid le 24 novembre.
Le 8 février 2024, 5 réacteurs sont en arrêt à froid et un seul, le réacteur 4, est en arrêt à chaud.

Rupture du barrage de Kakhovka : nouvelles inquiétudes à Zaporijjia

Dans la nuit du 5 au 6 juin, une brèche très importante est survenue dans le barrage de Kakhovka5, provoquant le déversement de volumes d’eau très significatifs en aval. Situé en aval de la centrale de Zaporijjia dans le cours du fleuve Dniepr, ce barrage permettait le maintien d’un gigantesque réservoir d’eau6 utilisé pour refroidir les 6 réacteurs de la centrale.
Le niveau d’eau de ce réservoir a baissé rapidement dans les jours qui ont suivi la catastrophe, inondant une grande partie des territoires situés en aval et mettant en difficulté les populations déjà éprouvées par le conflit.
La vidange de ce réservoir posait de grandes inquiétudes concernant la disponibilité d’eau de refroidissement pour la centrale : bien qu’à l’arrêt, les réacteurs, les bassins de combustible usé ainsi que les générateurs diesel de secours lorsqu’ils sont en fonctionnement, nécessitent un refroidissement permanent. Il fallait à l’exploitant trouver rapidement des solutions alternatives pour l’approvisionnement en eau. Des réserves étaient par chance encore disponibles : un grand bassin de refroidissement situé à proximité de la centrale dont le niveau d’eau était maintenu, par conception, au-dessus de celui du réservoir.
Ce bassin est alimenté par le canal de décharge provenant de la centrale thermique de Zaporijjia (ZTPP) voisine de la centrale nucléaire. L’exploitant a mis à disposition l’eau de ce canal de décharge pour l’alimentation des bassins d’aspersion de la centrale nucléaire pour le refroidissement des six réacteurs à l’arrêt et le stockage des combustibles usés. Un système de drainage alimenté par les eaux souterraines à proximité des bassins a également été mis en place. Ces réserves ont été jugées suffisantes par l’exploitant Energoatom pour fournir de l’eau de refroidissement à la centrale pendant plusieurs mois dans son fonctionnement actuel (réacteurs à l’arrêt).
Parallèlement, des puits (au nombre total de 11) ont également été forés pour pomper l’eau souterraine. Le 22 août, le personnel de la centrale a commencé à pomper l’eau d’un premier puits permettant de fournir environ 20 m3 d’eau par heure (m3/h). Dix autres puits ont été forés jusqu’au 29 septembre, fournissant selon l’exploitant un débit d’eau suffisant (250 m3/h) pour le fonctionnement actuel de la centrale7. C’est en effet la quantité estimée nécessaire pour maintenir le niveau des 12 bassins de refroidissement par aspersion pour les six réacteurs et le combustible usé stocké dans la centrale. Ces puits ont été isolés le 3 novembre dans le cadre des préparatifs à la saison hivernale.

La situation du personnel, autre sujet d’inquiétude à Zaporijjia

Nous l’avions souligné à plusieurs reprises dans nos communications : les conditions de travail pour le personnel se sont fortement dégradées depuis la prise de contrôle de la centrale par les forces russes le 4 mars  20228.
La situation a empiré en 2023, comme le souligne Rafael Grossi, directeur général de l’AIEA dans le point d’information du 13 janvier 20239 : “La réduction des effectifs du ZNPP, combinée au stress psychologique dû au conflit militaire en cours et à l’absence de membres de la famille qui ont fui la région, a créé une situation sans précédent qu’aucun personnel du NPP ne devrait avoir à endurer”.
Le personnel de la centrale est incité à accepter de nouveaux contrats de travail avec la société d’État russe Rosatom, tandis que l’opérateur national ukrainien Energoatom les exhorte à ne pas le faire.
Un nombre important d’employés auraient quitté la centrale de Zaporijjia depuis le début de la guerre, y compris des opérateurs agréés des principales salles de contrôle. Les observateurs de l’AIEA ont été informés que le recrutement de personnel supplémentaire dans les centrales nucléaires russes est en cours et que ce personnel est formé et agréé pour exploiter la centrale conformément à la réglementation de la Fédération de Russie.
Même si les six tranches de réacteurs sont à l’arrêt, la centrale a encore besoin d’un nombre suffisant de personnel qualifié pour mener à bien les tâches opérationnelles et garantir que les équipements importants pour la sûreté et la sécurité nucléaires sont correctement entretenus.
Récemment, la situation s’est encore dégradée (https://vu.fr/eeprM) : “Le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, a également soulevé la question cruciale du personnel au sein de la ZNPP, suite à l’annonce la semaine dernière par l’usine qu’à partir du 1er février (2024), aucun travailleur employé par l’opérateur national ukrainien Energoatom ne serait autorisé sur le site. Le directeur général a été informé sur place que le personnel actuel est suffisant compte tenu de l’état d’arrêt de l’usine et que d’autres recrutements sont en cours.
La direction de la centrale a déclaré aux experts de l’AIEA plus tôt cette semaine que les effectifs nominaux des centrales nucléaires exploitées par Rosatom étaient nettement inférieurs aux effectifs correspondants de l’Ukraine. Les experts de l’AIEA ont été informés que l’entité opérationnelle russe emploie actuellement 4 500 personnes à la centrale et que 940 candidatures sont à l’étude. Avant le début du conflit armé, environ 11 500 personnes travaillaient au ZNPP.”

Après ces 2 premières années de conflit, la situation reste toujours préoccupante sur les installations nucléaires en Ukraine, notamment à la centrale de Zaporijjia. Du fait de la poursuite des combats à proximité de la centrale et de son occupation par les forces russes, les indicateurs liés à la sûreté et à la sécurité restent fortement dégradés.
Le service balises poursuit en 2024 sa veille radiologique.


Rédaction : Jérémie Motte


  1. Une page spéciale a été créée sur le site : https://vu.fr/GTIUn. Voir également la synthèse après un an de guerre, communiquée le 23/02/2023 : https://vu.fr/cLtmZ ↩︎
  2. Ce qui porte à 8 épisodes de perte totale d’alimentation électrique externe depuis le début du conflit. ↩︎
  3. Voir https://vu.fr/dHTsy ↩︎
  4. L’eau borée est utilisée pour refroidir le combustible nucléaire du circuit primaire des réacteurs à eau sous pression et le combustible usé stocké en piscines. ↩︎
  5. La CRIIRAD a publié une note d’information le 6 juin à ce sujet : https://vu.fr/jBIEg ↩︎
  6. Ce réservoir représentait 18 milliards de mètres cubes. ↩︎
  7. Si la centrale devait revenir à un fonctionnement plus « normal » avec redémarrage des réacteurs pour la production d’électricité, les volumes d’eau à apporter pour le refroidissement seraient bien plus importants et nécessiteraient encore de trouver d’autres sources d’approvisionnement. ↩︎
  8. https://vu.fr/vTzIc ↩︎
  9. https://vu.fr/OIeXl ↩︎