Depuis le début de la guerre en Ukraine, compte tenu des risques induits sur les diverses installations nucléaires du pays, la CRIIRAD effectue une veille journalière (1) spécifique.
Depuis l’attaque de la nuit du 3 au 4 mars 2022 sur la centrale nucléaire de Zaporijjia et l’occupation militaire qui s’en est suivie, les risques d’accident sont particulièrement élevés sur le site de la plus puissante centrale nucléaire d’Europe (6 réacteurs de 1000 MWe chacun). Ils se sont encore accrus avec les bombardements d’août et début septembre. Comme on pouvait s’y attendre, la mission de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) sur place, à partir du 1er septembre, n’a pas permis de faire baisser l’intensité des bombardements. Entre le 8 août et le 11 septembre, la CRIIRAD a effectué plus de 40 interviews (2) sur la question des risques d’accident grave à Zaporijjia.
Le présent document constitue un bilan sommaire au 15 septembre.
Perte des lignes électriques externes
D’après les informations fournies par Energoatom (exploitant de la centrale), le 25 août (3) , pendant plusieurs heures, la centrale nucléaire de Zaporijjia avait été totalement déconnectée du réseau électrique ukrainien, ce qui avait conduit à l’activation de la «protection d’urgence» (4) (5) pour les réacteurs N°5 et N°6 (les seuls encore en fonctionnement). Sur les 4 lignes électriques principales (750 kV), 3 avaient été endommagées depuis longtemps par les combats et la 4ème venait d’être endommagée à son tour suite à des incendies liés aux combats. À ce moment-là, il restait encore une alimentation externe de secours. Elle était insuffisante pour évacuer tout le courant produit par la centrale en fonctionnement normal, mais suffisante pour garantir ses fonctions de sûreté dont ses capacités de refroidissement.
Il est en effet nécessaire de refroidir en permanence les 6 réacteurs de la centrale nucléaire et leurs 6 piscines contenant les combustibles irradiés. Dans le cas contraire, la fusion des assemblages de combustible irradié pourrait intervenir très rapidement (comme à Fukushima) et conduire à des rejets radioactifs massifs.
Le 26 août, Energoatom puis l’AIEA (6) annonçaient que suite à la réparation d’une ligne 750 kV, le réacteur N°6 était reconnecté à nouveau au réseau et en montée en puissance progressive. Le réacteur N°5 a ensuite également été reconnecté au réseau.
Mais les combats se sont poursuivis, y compris dans la nuit précédant l’arrivée de la délégation de l’AIEA à la centrale. Energoatom indiquait en effet le 1er septembre que, du fait de tirs de mortier, une ligne de secours (330 kV) était endommagée, le réacteur N°2 basculé sur générateur diesel et la protection d’urgence du réacteur N°5 déclenchée.
Le 3 septembre, le directeur de l’AIEA (7) , s’appuyant sur les informations fournies par les experts de l’agence restés sur le site, indiquait que, du fait des combats, la centrale était de nouveau déconnectée du réseau principal mais fournissait du courant via une ligne de secours de 330 kV / 750 kV.
Le 5 septembre, Energoatom annonçait que, suite à un incendie lié à de nouveaux bombardements, la ligne de secours avait dû être déconnectée. Cette fois-ci, non seulement la centrale était déconnectée du réseau principal, mais de plus elle ne disposait d’aucune ligne de secours. L’exploitant décidait alors de laisser le réacteur N°6 en fonctionnement, à puissance réduite (114 à 140 MWe au lieu de la puissance maximale, de l’ordre de 1 000 MWe) et en mode « îlotage », régime durant lequel l’électricité produite par le réacteur n’est pas utilisée pour fournir de l’électricité au réseau, mais uniquement pour faire fonctionner les systèmes de sûreté de la centrale.
Le 11 septembre 2022, Energoatom annonçait que, du fait de la reconnexion d’une ligne de secours, et compte tenu de la poursuite des bombardements, et donc des risques qu’il ne soit plus possible de disposer de manière pérenne de lignes électriques externes, elle préférait finalement arrêter le réacteur N°6 et lancer la procédure de mise en arrêt à froid. Il faut dire que faire fonctionner un réacteur nucléaire en mode îlotage est une opération qui présente des risques spécifiques, surtout si cela doit durer pendant des jours. Monsieur Petro Kotin, directeur d’Energoatom, a précisé (8) que ce mode de fonctionnement ne devrait pas durer plus de 2 heures. D’une manière générale, les transitoires de puissance et les fonctionnements en mode non nominal (9) entraînent une usure spécifique et des risques d’endommagement des pompes, des turbines et des gaines de combustible.
Six réacteurs en arrêt à froid : une bonne nouvelle ? ….
Le fait que désormais, les 6 réacteurs électronucléaires de la centrale soient en arrêt à froid est plutôt une bonne nouvelle en termes de sûreté nucléaire.
D’abord parce que les réactions neutroniques à l’origine de la fission nucléaire sont stoppées, les réactions en chaîne ne sont plus entretenues, il n’y a donc plus de production massive (10) de « produits de fission ». Les produits de fission radioactifs à période (11) courte (comme l’iode 131 de période 8 jours) et à plus forte raison ceux à période très courte (comme l’iode 132 : 2,3 heures ou l’iode 133 : 21 heures) vont se désintégrer progressivement, ce qui va faire baisser la quantité de matière radioactive susceptible d’être libérée dans l’environnement en cas d’accident. Rappelons que lors d’un accident grave sur un réacteur électronucléaire, une part très importante des doses subies par les personnes exposées pendant la phase des rejets et des premiers jours après les retombées, provient des halogènes à période courte dont l’iode 131.
De plus, l’arrêt des réactions nucléaires va faire baisser la quantité de chaleur produite par les assemblages de combustible irradié. La puissance résiduelle à évacuer est donc bien plus faible que lorsque les réacteurs sont en fonctionnement.
….Oui mais
La situation est loin d’être rassurante cependant. Les combustibles irradiés vont rester fortement radioactifs même après l’arrêt des réacteurs. En cas d’accident grave, la quantité d’éléments radioactifs à période longue (ou très longue) susceptibles d’être dispersés dans l’environnement reste extrêmement préoccupante (présence de krypton 85, césium 134, césium 137, isotopes de l’uranium, du plutonium, etc.).
Contrairement à un champ photovoltaïque, à un barrage hydroélectrique ou à un champ d’éoliennes, une centrale nucléaire, même à l’arrêt, a besoin d’une grande quantité d’énergie pour éviter une catastrophe.
Compte tenu du niveau de radioactivité et donc de la chaleur dégagée en permanence par les assemblages de combustible irradié, il est en effet impératif :
• de les maintenir sous eau (pour atténuer les radiations (12) subies par les personnels de la centrale),
• de traiter l’eau pour garantir par exemple un apport de bore (une substance chimique qui empêche le redémarrage de réactions nucléaires),
• d’empêcher que l’hydrogène produit par radiolyse de l’eau n’atteigne des concentrations pouvant conduire à une situation explosive,
• de les refroidir activement pendant des années. La possibilité de recourir à un refroidissement passif, comme c’est le cas pour les assemblages entreposés à sec n’intervient en effet qu’après plusieurs années d’attente en piscines de « désactivation ».
Il faut donc avoir accès en permanence à une source froide (eau fraîche) et à de l’électricité pour faire fonctionner les pompes permettant de faire circuler l’eau et tous les dispositifs de sûreté. Il faut également maintenir en bon état de fonctionnement ces dispositifs de sûreté (contrôle chimique de la teneur en bore dans les circuits par exemple) et bien entendu du personnel pour faire fonctionner les installations.
Sur tous ces sujets, la situation est très dégradée et les risques d’accident restent à un niveau préoccupant. En effet :
• l’AIEA (13) indiquait certes le 13 septembre que trois lignes de secours étaient désormais fonctionnelles. Mais, compte tenu de la poursuite des combats, le risque de les perdre à nouveau est réel ;
• en cas de perte des lignes extérieures, il faudra basculer sur les diesels de secours. Le rapport AIEA du 6 septembre suggère qu’ils sont fonctionnels et qu’il existe des réserves de carburant pour les faire fonctionner pendant 10 jours (5 à 10 jours selon les déclarations de responsables ukrainiens). Mais d’un autre côté, l’AIEA a noté, dans ce même rapport, que la maintenance de fond des groupes électrogènes n’est plus effectuée et que l’approvisionnement en pièces détachées et carburant est rendue difficile par le contexte de guerre ;
• le personnel est en sous-effectif et dans un état de stress inacceptable (occupation militaire, incidents à répétition, bombardements et incendies impactant la sûreté de la centrale). Rappelons que l’accident à la centrale de Three Miles Island aux USA en 1979 et la catastrophe de Tchernobyl en Ukraine en 1986 ont été en partie déclenchés par des erreurs humaines.
À Zaporijjia, au risque de perdre les capacités de refroidissement s’ajoutent d’autres risques spécifiques liés au contexte de guerre (sabotage, bombardement des installations , etc.).
Exploiter des réacteurs nucléaires avec un niveau de sûreté jugé « acceptable » par les exploitants et les autorités de contrôle est déjà un challenge en temps de paix. Mais dans un contexte de guerre, les risques d’accident grave augmentent très fortement.
En se rendant sur place le 1er septembre, avec son équipe, le directeur général de l’AIEA monsieur Grossi a fait preuve de beaucoup de détermination et de courage pour tenter de faire cesser les combats autour de la centrale nucléaire. Il n’a pas hésité à employer un langage très fort pour décrire le niveau des risques (situation inacceptable, intenable). Mais ses déclarations restent sans réel effet à ce jour.