Première partie, mise à jour : vendredi 4 mars 2022.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a été créée en 1957 avec une double mission (largement contradictoire) : promouvoir le nucléaire civil et contrôler (dans la mesure de ses moyens) le nucléaire militaire.
Depuis le 24 février, elle publie un communiqué quotidien sur la situation en Ukraine. Dans ces communiqués, qui font état des informations que lui communique l’organisme d’inspection de la sûreté nucléaire ukrainien (SNIUR), l’AIEA n’en finit pas de dire sa « vive préoccupation », sa « préoccupation croissante » et d’appeler à la retenue : « La sûreté et la sécurité des installations nucléaires, ainsi que des matières nucléaires et autres matières radioactives (…) ne doivent en aucun cas être mises en danger ». La réitération des mises en garde sonne comme autant d’aveux d’impuissance.
Dans sa déclaration du mercredi 2 mars, à l’occasion de la réunion d’urgence du conseil des gouverneurs de l’AIEA, son directeur général, M. Mariano Grossi a rendu hommage aux personnes qui continuent de travailler au maintien de la sûreté nucléaire dans « les circonstances extraordinaires d’un conflit armé entraînant des défis et des dangers croissants ».
Il est clair que les installations fonctionnent actuellement en mode dégradé, à des niveaux différents selon leur situation. Dans la nuit de jeudi 3 à vendredi 4 mars, la Russie a annoncé qu’elle avait pris le contrôle du territoire qui entoure la centrale de Zaporijjia, l’une des plus puissantes d’Europe avec 6 réacteurs de 950 MWe (juste devant Gravelines).
Le directeur de l’AIEA a rappelé les fonctions qui devaient impérativement être maintenues et sécurisée : en tout premier lieu l’intégrité physique des installations : réacteurs, piscines de combustible nucléaire, entrepôts de déchets radioactifs (elle est évidemment menacée car si l’on peut raisonnablement penser que les centrales nucléaires ne seront pas délibérément bombardées, en situation de guerre rien n’est complètement maîtrisé). Ensuite l’alimentation électrique à partir du réseau (l’une des deux lignes de transmission qui alimente le site de Tchernobyl a été perdue dans la nuit du 2 au 3 mars) et l’AIEA oublie l’approvisionnement indispensable en eau de refroidissement, absolument indispensable que les réacteurs soient en fonctionnement ou arrêtés). Sans compter les chaînes d’approvisionnement logistiques (il faut notamment être en mesure de réaliser toutes les réparations urgentes). Il faut également que tous les systèmes et équipements de sûreté et de sécurité soient, en permanence, pleinement opérationnels. Tout comme le personnel qui doit pouvoir se reposer, se concentrer sur son travail et, pour reprendre les termes de l’AIEA, « prendre des décisions sans pression excessive » (à l’ancienne centrale de Tchernobyl, sous contrôle russe depuis une semaine, le personnel est toujours en poste, soumis à une pression psychologique intense et « moralement épuisé »). Cf. appel des autorités ukrainiennes à l’AIEA.
Comment garantir toutes ces exigences de sûreté au beau milieu d’une guerre ? La situation est inédite et les enjeux colossaux. On peine à imaginer la catastrophe que constituerait un rejet massif de radioactivité qui viendrait s’ajouter à l’horreur de la guerre. L’AIEA a beau souligner qu’il est indispensable de maintenir « des mesures de préparation et de réponse aux situations d’urgence », son appel relève plus de l’incantation que du réalisme.
Dans un tel contexte, la conclusion de l’AIEA va de soi : « La meilleure action pour assurer la sûreté et la sécurité des installations nucléaires de l’Ukraine et de sa population serait que ce conflit armé prenne fin maintenant ». Malheureusement, ce n’est qu’un vœu pieu. L’AIEA est totalement démunie. Et l’on ne peut que regretter qu’elle n’intègre pas cette problématique à ses réflexions lorsqu’elle œuvre, conformément à ses statuts, pour « encourager et faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques ».
Deuxième partie, mise à jour : vendredi 18 mars 2022
L’origine des pics de rayonnement ambiant enregistrés les 24 et 25 février dans la zone d’exclusion de Tchernobyl n’est toujours pas élucidée. Le laboratoire de la CRIIRAD considère, sans pouvoir conclure, qu’il est possible, sinon probable, qu’une partie au moins des élévations ne soient pas réelles mais imputables à des perturbations des dispositifs de mesure (ce qui n’exclut pas de réels problèmes dans certains secteurs).
Nous renvoyons le lecteur à nos précédents communiqués car nous souhaitons revenir ici sur les informations diffusées à cette occasion par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Cet organisme a été créé en 1957 avec une double mission (largement contradictoire) : promouvoir le nucléaire civil et contrôler (dans la mesure de ses moyens) le nucléaire militaire.
Dans son communiqué du vendredi 25 février, l’AIEA fait état des informations que lui a communiquées plus tôt dans la journée l’organisme de réglementation ukrainien (SNRIU) concernant des « mesures de rayonnements plus élevées sur le site de Tchernobyl». Le communiqué précise que « l’organisme de réglementation ukrainien a expliqué qu’elles pouvaient être dues au passage de véhicules militaires lourds remuant des sols encore contaminés par l’accident de 1986 ».
L’AIEA ne met pas en doute la réalité des hausses du niveau de radiation et ajoute son propre commen-taire : « L’AIEA estime que les relevés de l’organisme de réglementation – jusqu’à 9,46 microSieverts par heure – sont faibles et restent dans la plage opérationnelle mesurée dans la zone d’exclusion depuis sa création, et qu’il n’y a donc aucun danger pour le public ».
Cette déclaration soulève plusieurs problèmes :
À cette date, de nombreux points de mesures font état de débits de dose gamma nettement supérieurs à la valeur que l’AIEA présente comme un maximum. Les données du réseau officiel de l’Agence d’État ukrainienne pour la gestion de la zone interdite (DAZV) sont sans ambiguïté : le maximum n’était pas de 9,46 µSv/h mais de 65,5 µSv/h le 24/02 à 21h50 (avec d’autres emplacements à plus de 50 µSv/h).
L’AIEA indiquant qu’elle est en contact permanent avec le SNRIU, il est possible qu’elle dispose égale-ment, lorsqu’elle rédige son communiqué, de valeurs encore plus élevées mesurées le 25/02 au matin (maximum de 93 µSv/h). Ce qui est établi, c’est que ces données existent et sont publiées sur les sites ukrainiens : la CRIIRAD en dispose dès le début de l’après-midi du 25 février.
Ce qui est également certain, c’est que toutes ces mesures sont disponibles quand l’AIEA publie son 3ème communiqué, le samedi 26 février. À cette date, dans la zone de la centrale de Tchernobyl, la plupart des capteurs n’envoient plus de résultats, mais les dernières données disponibles montrent des niveaux d’irradiation alarmants : 93 Sv/h, µ92,7 µSv/h et 72,2 µSv/h le 25/02 à 10h40 sur le site nucléaire de Tchernobyl par exemple. Or, l’AIEA ne mentionne plus aucun chiffre, se contentant de répéter l’information publiée la veille : « Vendredi, l’organisme de réglementation a signalé des niveaux de rayonnements plus élevés sur le site de Tchernobyl, peut-être dus au passage de véhicules militaires lourds remuant des sols contaminés, mais l’AIEA a estimé que les relevés restaient faibles et qu’il n’y avait aucun danger pour le public ».
Il est tout à fait improbable que l’AIEA se réfère à d’autres sources d’information que celle du réseau de mesure officiel ukrainien et, même dans cette hypothèse, elle ne saurait ignorer les données de référence et devrait justifier le fait qu’elle n’en tienne pas compte.
Question essentielle : pourquoi l’AIEA ne fait pas état des résultats les plus préoccupants ?
De fait, il est impossible de considérer que des débits de dose de 70 ou 90 µSv/h sont « faibles » et « sans danger pour le public » (à ce niveau d’irradiation, une douzaine d’heures de présence suffiraient pour délivrer la dose maximale tolérable sur une année), a fortiori quand la cause des élévations des débits de dose n’est pas connue et qu’il est probable que s’ajoutent des risques de contamination par inhalation susceptibles d’augmenter fortement les doses de radiations. De tels niveaux d’irradiation nécessitent des mesures de protection d’urgence.
Et contrairement à la CRIIRAD, qui a mentionné dans ces différents communiqués la possibilité que ces élévations ne soient pas réelles, l’AIEA n’a jamais évoqué cette éventualité et ses commentaires portent sur des résultats censés correspondre au niveau d’irradiation ambiant. Dans ce contexte, l’AIEA devra s’expliquer sur ses omissions et ses commentaires biaisés. Ce nouvel épisode vient rappeler que cette Agence, fidèle à sa mission de promotion du nucléaire, s’est toujours employée à minimiser les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl et plus généralement les effets des faibles doses de rayonnement.
Auteur : Corinne Castanier.